🇪🇸 Se trata de un artículo invitado, sólo en español, lo siento.
🇫🇷 Aujourd’hui je publie un article invité, écrit par Benoît, un français expatrié à Madagascar, co-fondateur du site web http://annuaire.mg, un site qui propose « tout ce qu’il faut savoir sur Madagascar, afin de vous faciliter la vie et de vous repérer dans le dédale de ses rues ». Benoît m’a proposé d’écrire un article sur ce pays, et notamment sa capitale, Antananarivo, comme un témoignage de son expérience de vie dans cette ville complexe et contradictoire. Puisque je n’ai pas prévu d’aller à Madagascar de si tôt, j’ai pensé intéressant de partager cet article avec vous, mes lecteurs. Bonne lecture et merci Benoît !
C’est en revenant à Antananarivo que j’ai vraiment vu la ville. J’avais passé plusieurs mois dans une association, en banlieue, en donnant tout mon temps à l’enseignement et au travail administratif. Je n’ai rien vu de Tana lors de ce premier séjour. Je ne sortais pas, je ne me hasardais pas dans les rues, je ne me perdais pas dans sa vaste campagne aux collines dénudées, aux paysages rasés par la déforestation. Je suis resté des mois dans le petit village de l’association, l’oasis, où les mœurs elles-mêmes semblaient avoir été changées, dans un petit monde idyllique. Mais des images, des odeurs, des sourires de ce premier séjour sont tout de même restées en moi.
Un marché du centre ville à l’approche de la fête nationale
En guise de préambule
On ne voit les choses que la deuxième fois, dans la répétition, avec cet écart du spectateur qui a déjà vécu et qui peut se permettre de regarder. La première fois, souvent, on est perdu. La nouveauté est trop grande, on est ébloui en tournant la tête à droite, à gauche. Le recul manque. On en prend plein les yeux, mais souvent les yeux sont aveugles. Parfois, oui, c’est vrai, on réussit à les ouvrir, on est frappé par la nouveauté et on s’en souvient. J’ai connu cela aussi. Mais ce n’est pas ce qui m’est arrivé à Antananarivo, sur la Grande Île, l’Île Rouge, dans cette Afrique qui s’est détachée du continent il y a des millions d’années.
Le choc culturel n’est pas un simple mot. En venant à Antananarivo, Madagascar, comme en d’autres pays sans doute, on le vit, on l’éprouve. Les couleurs, les parfums sont différents. Les milliers d’enfants, les femmes qui ont le ventre rond et qui allaitent sur les marchés, le désordre des rues, des bus, des scooters, les receveurs qui crient aux arrêts, les portes qui s’ouvrent, se ferment, les fumées qui pétaradent sur l’asphalte brûlant, les chariots de bananes ou de charbon que poussent à bout de bras des hommes au torse nu, ruisselants d’eau, la bouche édentée.
Les parfums d’Antananarivo
Si je devais dire les deux premiers parfums qui m’ont marqué lors de mon arrivée à Antananarivo, je dirais : les bougainvilliers et les ordures. Les bougainvilliers, je m’en rappelle très bien alors que j’étais assis à l’arrière d’une petite Atos bleue et que mes chauffeurs parlaient une langue pour moi inarticulable, les bougainvilliers tombaient en grappes au bord de la route. C’était mi-novembre, et ils étaient énormes. Des fleurs mauve, rouge, blanche et orange qui secouaient leurs rames lourdes au-dessus des marchés, des passants languissants, des commerces installés un peu partout, des cordonniers, des capitonneurs, de ces visages noirs, café au lait, aux teints asiatiques, au dessin parfait.
Bougainvilliers à Antananarivo
La misère fut la deuxième odeur de ce premier plongeon. Les gaz d’échappement noir, les bus qui s’arrêtent en plein milieu de la route et dont les chauffeurs réparent les pièces à coups de marteaux, dans d’interminables cling-cling-clang-cling-cling. Des corps qui sortent par les fenêtres des bus, des bouches qui crient, des marchés grouillants avec des étals de viande où les mouches bleues et vertes bourdonnent, mollement chassées par les fouets de bouchers désabusés.
Mais je ne voudrais pas donner une image uniquement noire de cette misère. Noire, elle l’est sans doute, quand l’on voit ces femmes le dos cassé en deux sur des bennes qui débordent d’ordures en bord de route, se disputer un croûton ou une bouillie infâme avec des chiens faméliques. Quand ce ne sont pas des enfants, des enfants de 4, 5 ans qu’on retrouve les doigts amputés, parce que leur mère les a abandonnés sur les détritus, et qu’un rat, ou plusieurs, les ont visités durant la nuit.
Les habitants pauvres installent leurs maisons le long des cours d’eau sale
Antananarivo est pleine de ces images désolantes, de ces lacs aux rives puantes, dont les vaguelettes clapotent sur des berges de poubelles et de boue. Et il faudrait aussi parler de ce tunnel d’Analakely, en centre ville, sur les trottoirs duquel des mendiants restent prostrés, vieillards, enfants, femmes enceintes, parfois le visage caché sous des sacs de tissu, dans les épaisses fumées des gaz d’échappement, le jour comme la nuit, sans cesse. Dans ces fumées de voiture venues du Vieux-Continent, mises au rebut par les pays riches, et récupérées par les pays qui n’ont rien.
Les enfants de Tana
Il faudrait que quelqu’un décrive les yeux de ces enfants, ces yeux hébétés qui tendent une main ouverte vers les voitures et dans lesquels on ne lit aucun espoir, pas même la douleur, ces boules de mica vides qui roulent dans un océan de fin du monde, et qui semblent ne plus avoir de berge où amerrir. On a là un vrai visage de la pauvreté, et c’est un visage qui ne pleure pas, qui ne demande même pas, qui ne pleurniche aucunement, qui ne harcèle pas, car il n’a plus la force de quérir quoi que ce soit.
Ces enfants, on les retrouve dans les stations de bus qui partent en direction du nord ou du sud, avec ces voyageurs qui attendent des heures sur la terre, au milieu de la cohue branlante et anarchique des bus qu’on surcharge de marchandises. Ces enfants s’agglutinent autour des touristes, et de tous les autres voyageurs, même malgaches, qui ont quelque chose dans leur portefeuille pour se payer un billet de transport. Il faut regarder leur démarche et leurs attitudes pour les comprendre, et toucher un peu du monde dans lequel ils vivent. Ces enfants ne tiennent pas de longs discours pour expliquer leur misère. Ils se postent près d’un voyageur et tendent une main droite, parfois sans même regarder le voyageur dans les yeux, en murmurant la triste litanie de quelques mots de français appris par cœur. Ils se tiennent debout, et si on ne leur donne rien, ils restent là, sans bouger, sans parler, sans chercher à provoquer la pitié ni la compassion. Leurs regards vaguent déjà alentour, vaguent mais ne regardent rien, car ils n’ont pas la force de se fixer sur un objet, ils tournent sans quai, passent d’une forme à l’autre, sans rien distinguer. Certainement la faim y est pour quelque chose.
Mais ce n’est pas la seule image de la misère qui frappe ici. Il y a un autre visage de ces enfants qui par centaines, par milliers, peuplent les rues, sortent de l’herbe quand on visite la campagne, la brousse comme on dit en Afrique, et sourient à pleines dents avant de se mettre à courir dans tous les sens.
Le sourire de la misère
Le pays est loin des canons de l’Europe. L’Europe est loin de la vie de l’Afrique. Quand on est en France, on a l’impression que les enfants sont absents du monde. Ils sont là, mais cloisonnés, boutonnés jusqu’au cou comme des femmes du monde, avec des cartables rutilants sur le dos, des sourires qui se ferment après s’être grandement ouvert, comme s’ils avaient honte, honte de s’être laissé aller, honte comme les adultes. Les enfants jouent sérieusement en France, et si ce n’est pas le cas, s’ils prennent trop de liberté, les mères les rabrouent pour qu’ils se tiennent mieux sur leur chaise, bien droits, pour qu’ils s’esclaffent moins fort, qu’ils jouent moins bruyamment, qu’ils ne tachent pas leur veston immaculé. Et les pères s’y mettent désormais, à pomponner leurs poupées de porcelaine pour qu’elles soient toujours parfaites.
Enfants des rues d’Antananarivo
Cette perfection étouffe l’Europe, étrangle la France. En venant à Madagascar, en faisant le grand saut dans le désordre de sa capitale Antananarivo, j’ai vu des enfants par milliers, courir en haillons, en loques, le visage sale, se grattant la tête pleine de pous, et ce spectacle m’a libéré. Je n’avais jamais vu auparavant des enfants jouer comme cela, librement, sans contrainte, sans rien dans les mains, sans la peur d’abîmer les jouets qu’on leur donne, car de toute façon les jouets dans leurs mains sont déjà tous cassés. Et ce n’est pas d’un rat qu’ils tirent la queue inerte, ce n’est pas cette image sale qu’en a montrée Baudelaire qu’affichent les trottoirs de Tana. Les enfants d’ici se construisent de petits jouets avec des bouts de bois, des pneus qu’ils dirigent à l’aide de baguettes, des pierres qu’ils se passent d’une main l’autre en récitant des comptes savants.
Sourires d’enfants qui vivent pourtant dans la rue
Quelques mots sur mon retour
Les images défilent, et je n’ai même pas expliqué pourquoi je suis revenu à Madagascar, dans sa capitale plus précisément : Antananarivo.
J’avais donc passé plusieurs mois à travailler dans une association de la banlieue de Tana qui s’occupe des enfants et des familles de la rue, enseignant le français, puis m’occupant sur la fin de mon séjour, d’une partie du travail administratif. Au bout de 9 mois, ma mission finie, je rentrai en France.
J’y restai 3 mois, en allant à gauche, à droite, dormir chez des amis, visiter les librairies, traîner du côté des bouquinistes, à Lyon surtout, marchant le long de la Saône, dans les tons gris impénétrable de ses flots. Je pris le temps de flâner, de regarder, de lire, de parler avec mes amis que je n’avais pas vus pendant des mois, de boire un peu, d’échanger, de vivre.
Mon frère et moi avions décidé d’aller habiter quelques temps ensemble, sans but précis, pour se retrouver, puisque nous sommes deux seuls frères, dans une famille éparpillée. De mon côté, je n’avais pas de projet professionnel immédiat ; la liberté donc (si l’on évite les questions financières assez contraignantes). Mon frère, pour sa part, voulait faire une vraie pause dans sa vie professionnelle, ou lui faire ses adieux. Il avait en effet passé ses dernières années entre Wall Street et Canary Wharf, dans la finance, les cabinets d’audit et de notation. Il ne voyait pas de sens, d’horizon dans ce métier ; la perspective d’un pavillon luxueux en banlieue, d’une belle voiture et de beaux costumes ne lui suffisaient pas. Il avait envie de prendre le large.
Nous voulions aller vivre ensemble, sans projet professionnel, avec seulement en tête l’idée de trouver un boulot alimentaire. Serveur, plongeur, barman, peu nous importait. On lisait alors, ensemble, mais chacun de son côté (moi dans la traduction française et lui en anglais), Dans la dèche à Paris et à Londres, Down and out in Paris and London, d’Orwell, et cette lecture nous enthousiasmait autant l’un que l’autre. Nous aussi désirions vivre avec moins de choses, plus proches des gens, des réalités. Nous aussi nous voulions nous asseoir dans les rues, sur les trottoirs, respirer les bouffées de la ville, sentir la vie des commerces, des passants, et perdre notre temps.
On avait choisi l’Espagne, et Barcelone. Pourquoi l’Espagne, en particulier ? D’abord pour une question géographique ; j’avais passé les derniers mois à Madagascar, dans l’Océan Indien, et mon frère revenait des États-Unis, puis d’Angleterre. Nous ne voulions plus retraverser les eaux. L’Espagne nous offrait la nouveauté et la possibilité facile d’un retour. Ensuite, pour la chaleur peut-être, et cette idée qu’on se faisait des espagnols, qui peut-être savaient mieux prendre le temps de vivre que nous.
Nous étions prêts à partir lorsqu’une amie, de l’association à Antananarivo où j’avais travaillé, m’écrivit qu’elle manquait de personnes, et qu’ils avaient du mal à achever le travail qu’on avait entamé ensemble. C’était l’opportunité de revenir. Je n’y avais pas songé, pas pour tout de suite du moins. J’en parlais à mon frère, qui accepta. 3 semaines plus tard, nous embarquions à Charles de Gaulle.
Le visa de mon frère a duré 3 mois, puis il est rentré en France. Quant à moi, je suis toujours dans les bras de Tana, la sombre capitale de la misère, qui recèle des sourires et une joie d’or.
A Tana, scène ordinaire d’un homme faisant le travail d’une machine